- PHILOSOPHIQUES (SYSTÈMES)
- PHILOSOPHIQUES (SYSTÈMES)Dans tous les domaines de la pensée, de la production et de l’action, les systèmes répondent à l’exigence rationnelle d’unité et de cohérence. Les difficultés propres aux systèmes philosophiques tiennent à ce que, la philosophie ne formant pas un corps unifiable de doctrines, l’exigence de rationalité s’y divise en une pluralité de systèmes irréductibles et même contradictoires dans leurs structures, leur teneur et leur sens. Œuvre de raison, la philosophie est énigme ou scandale pour la raison, qui s’y oppose à elle-même. D’où l’idée de certains historiens de la philosophie, qui, pour respecter à la fois la rationalité et les conflits de la pensée philosophique, ont fondé les principes et les règles de leur discipline sur la notion de système. L’examen de leurs intentions et de leurs méthodes permet une analyse exhaustive de la notion de système philosophique, la mise en évidence des points sur lesquels surgissent divergences ou conflits relatifs à la systématicité en philosophie, et, conjointement, l’appréciation de la teneur et des enjeux de ces débats, où la raison rencontre d’une manière ou d’une autre ses propres limites.1. L’aporie«Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent mutuellement, et où les dernières s’expliquent par les premières.» La définition de Condillac permet d’apercevoir les principaux débats qui opposent les philosophes sur la systématicité en philosophie:– Une intention philosophique doit-elle nécessairement s’accomplir en système? ou bien, pour mener à terme son intention philosophique, la raison doit-elle s’effacer devant un autre mode de connaissance? La philosophie relève-t-elle, en définitive, d’une pensée discursive ou d’une pensée intuitive?– Un système philosophique est-il un système de connaissances, ou bien le système du monde? L’ordre et la connexion du système sont-ils simplement un ordre des raisons? ou doivent-ils suivre ou reproduire aussi l’ordre et la connexion des êtres? À une conception idéaliste des systèmes philosophiques, on peut opposer une conception réaliste.Ce n’est pas tout, les philosophes se contredisent également:– sur les principes qui doivent fonder la pensée philosophique;– sur la loi interne de développement du système, les méthodes et les démarches qui permettent de passer des principes à leurs conséquences, d’en garantir la validité, et d’en assurer la cohérence;– enfin, sur les fins ou le sens du système de la connaissance philosophique.Ces débats ne sont pas tranchés. Aucune réponse définitive n’a pu être établie quant aux déterminations fondamentales de la systématicité en philosophie, chaque système appelant et justifiant sa propre systématicité, à moins que ce ne soit l’inverse. La notion de système philosophique n’est pas univoque, et la systématicité philosophique n’est pas simple forme, séparable de son contenu. Tous les systèmes n’accordant pas même pouvoir aux mêmes formes logiques, ils s’opposent sur la logique même. Les contradictions des philosophes sur la notion de système renvoient donc aux contradictions entre leurs systèmes, et la question des questions, quant aux systèmes philosophiques, est celle de leur irréductible multiplicité, de leurs contradictions; celle de la vérité en philosophie, ni plus ni moins.Ces contradictions, qui placent le sens commun dans une perplexité inextricable, posent au philosophe la question de l’existence de fait des philosophies, de l’histoire de la philosophie, qui se présente comme un problème inévitable et insoluble: une aporie. Sans doute, les philosophes ont souvent été tentés de la traiter expéditivement, et, partant d’une confiance entière (et peut-être naïve) en la validité de leur propre système, d’abandonner à la doxographie l’étude des philosophies passées, où ils ne pouvaient guère trouver qu’une énumération des erreurs humaines, et parfois quelques germes ou anticipations de leurs propres spéculations. Aujourd’hui, pareille confiance ne peut plus guère être de mise. Même les penseurs qui, comme Husserl ou Russell, ont cru pouvoir assurer entente et collaboration entre les philosophes en proposant seulement une méthode pour ouvrir une voie infinie de recherches philosophiques n’ont pas obtenu un accord universel. Pour tous les philosophes, la question de l’histoire de la philosophie est devenue inévitable. De près ou de loin, directement ou indirectement, il n’est pas de spéculation contemporaine qui ne tourne autour de cette difficulté. La philosophie doit maintenant porter le faix de sa propre histoire.Or la notion de système n’est pas seulement aux origines de l’aporie: elle est en outre l’instance décisive qui départage les philosophes. Source de l’aporie, elle est également déterminante, et même discriminante, pour l’élaboration du genre de réponse qu’on peut y apporter. Aussi, pour l’examiner, la voie la plus sûre est sans doute celle qui a été ouverte par ce que Martial Guéroult nommait l’école objective d’histoire de la philosophie, et qui place au principe de ses travaux la notion de système philosophique.2. Les décisions fondatrices de l’histoire de la philosophie comme étude des systèmesCes définitions fondatrices définissent une discipline philosophique positive et autonome dont les tâches et les méthodes sont déterminées par le fait philosophique lui-même, par les prétentions, les exigences et la dignité de la justification rationnelle en philosophie; elles excluent donc toutes les attitudes qui négligent, méconnaissent, mécomprennent, ignorent ou refusent la systématicité philosophique.1. L’histoire de la philosophie ne doit pas dissoudre ou réduire son objet en considérant les thèses philosophiques indépendamment des raisons qui les fondent. Séparées de leur système, les thèses ne sont plus que des opinions, documents pour l’histoire des idées. Cependant, à considérer (ce qui est licite) les philosophies comme des documents, on s’intéresse non à l’histoire de la philosophie, mais à l’histoire de ce pour quoi la philosophie sert de document. En philosophie, les systèmes philosophiques doivent être étudiés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, dans leur systématicité.Les principes de l’histoire positive des systèmes philosophiques s’opposent à toute espèce de réduction positiviste ou épistémologiste. Ils impliquent qu’une théorie de l’histoire qui prétendrait livrer le «secret de la fabrication des systèmes» (comme disait Brunschvicg) donnerait en fait seulement la clef des à-côtés ou des sous-produits de la philosophie si elle n’avait pas reconnu au préalable dans les systèmes le fait philosophique; et ils écartent comme manquant l’essentiel, indépendamment de leurs oppositions sur la conception de l’histoire, les interprétations épistémologiques évolutionnistes de l’histoire de la philosophie à la façon de Brunschvicg, mais aussi bien les interprétations qu’une archéologie du savoir pourrait donner des philosophies en les considérant dans l’optique d’une épistémê déterminante sujette à variations brusques.Plus généralement, l’histoire de la philosophie comme étude des systèmes récuse l’idée de la fin ou de la mort de la philosophie, idée qui peut se prendre en des sens bien différents, et se justifier par des considérations diamétralement opposées. Prétendre que la philosophie doit laisser la place à une «pensée de l’être» plus originaire, ou à une science (mais laquelle?), ou à l’étude des sciences, ou à une «simple sagesse», c’est de toute manière méconnaître l’expérience de la philosophie qu’acquiert l’historien des systèmes en repensant et analysant les doctrines. Contrairement aux conceptions de Brunschvicg, l’histoire des systèmes comme discipline positive montre que, pour l’essentiel, l’intelligence philosophique n’a pas d’âge. L’historien de la philosophie n’admet pas l’idée d’une philosophie pérenne qui ne serait qu’un syncrétisme éclectique; mais il reconnaît la pérennité de la philosophie, en ce double sens que de nouveaux systèmes sont toujours possibles, et que tout véritable système philosophique conserve à travers les âges une valeur qui le rend digne d’étude.2. Cette position est solidaire de la définition de la philosophie comme métaphysique, prise non dans l’acception étroite de connaissance du suprasensible ou des substances immatérielles, mais dans le sens général où elle se prononce sur les principes premiers de l’être ou du connaître. En effet, dire, par exemple, qu’il n’y a «que des insécables et du vide», ou bien que «être, c’est percevoir ou être perçu», cela n’aurait ni sens ni possibilité de vérité si le philosophe ne restait conséquent avec cette affirmation première, et ne la justifiait pas. Même une philosophie irrationaliste doit justifier par système son irrationalisme. Pour être première, ou ontologie, la philosophie doit donc être système. Les diverses philosophies n’étant philosophies que par le fait qu’elles se prononcent sur ce qui est véritablement, la philosophie est essentiellement métaphysique, recherche et détermination des principes premiers de l’être et du connaître. La définition de Lalande selon laquelle un système est «un ensemble d’idées... logiquement solidaires, mais surtout en tant qu’on les considère dans leur cohérence plutôt que dans leur vérité» dissocie prudemment, mais dissocie tout de même, cohérence et vérité, tend à poser la cohérence comme condition nécessaire mais non suffisante de vérité. En ce sens, elle ne définit pas exactement la spécificité des systèmes philosophiques, qui ne sont pas la vérité éventuelle d’une cohérence mais, à l’inverse, la cohérence d’une vérité. Philosopher n’est pas chercher la vérité d’un système, par exemple dans le remplissement d’une forme vide, mais découvrir le système d’une vérité.Toute possibilité d’éclectisme ainsi exclue, il faut affirmer l’autonomie essentielle de chaque système philosophique. Conséquence de cette autonomie, le refus de toute autorité étrangère à la raison dans la recherche du vrai présente deux aspects, dont l’un très paradoxal.La détermination des principes premiers constituant une instance suprême, la philosophie se trouve toujours, selon le mot de Kant, sans appui ni sur la terre ni au ciel. Bien que le premier devoir du philosophe soit d’être conséquent, la logique elle-même ne peut lui être imposée comme un préalable, et on doit récuser les prétentions logicistes de certaines formes de positivisme logique, qui posent en philosophie un a priori logique. Plus généralement, ni une expérience ni les sciences ne peuvent avoir autorité sur la philosophie. Jules Vuillemin, qui ne sous-estime ni l’importance des théories scientifiques dans la constitution des systèmes, ni les difficultés philosophiques de la microphysique, affirme cependant que les découvertes scientifiques ne peuvent infirmer absolument la validité d’une philosophie.Les conditions particulières de la systématicité en philosophie entraînent cependant un paradoxe plus redoutable: la philosophie existant comme une diaspora de systèmes, aucun d’eux ne peut prétendre avoir autorité sur les autres. L’autonomie de la pensée philosophique signifie aussi que chaque système obéit à sa propre loi, qu’il trouve dans ses principes la règle de son développement interne. Dès lors sont possibles entre les philosophies des comparaisons, mais non des décisions de justice. Il n’y a pas de droit international en philosophie. L’histoire de la philosophie ne peut donc s’instituer elle-même en discipline autonome qu’en refusant de se placer dans un système pour étudier les autres. Elle est par principe une discipline objective: elle établit des faits. L’historien ne serait pas historien de la philosophie mais l’exégète d’un système s’il ne reconnaissait pas cette pluralité irréductible des philosophies comme un problème. Car il n’étudie les contradictions de la philosophie que pour poser le problème de la vérité en philosophie. On doit se demander si l’histoire des systèmes philosophiques pose correctement le problème et si elle pourra le résoudre. Mais nul ne peut contester que les historiens des systèmes philosophiques ne soient conduits dans leurs recherches par l’exigence de vérité et de raison.3. Mettre en évidence les faits philosophiques, c’est-à-dire les systèmes: la tâche se résume en cette formule, qui écarte de l’histoire de la philosophie le vécu, l’existentiel. Un système n’est pas une expérience «vécue», ni même une expérience pensée, mais une expérience de, dans, par et pour la pensée. Sans quoi, il n’y aurait plus de vérité possible. Le travail de l’historien des systèmes consiste donc à expliquer les textes philosophiques et les doctrines qu’ils exposent par le système qui les commande. C’est moins un travail d’abstraction qu’une marche eidétique à l’essentiel, où, le plus grand compte tenu des circonstances historiques diverses, les embarras d’un philosophe, ses découvertes successives, ses volte-face, les incertitudes éventuelles de ses écrits sont eux-mêmes expliqués par l’architectonique qui structure sa pensée. Il ne s’agit pas, à proprement dire, de comprendre le philosophe mieux qu’il ne s’est compris lui-même, ni de le comprendre comme exactement il s’est compris lui-même, mais plutôt d’achever, d’accomplir le mouvement par lequel le philosophe objective sa pensée, et élabore un système dont la consistance interne assure la validité objective. L’historien accomplit l’autonomie du système, autonomie que le philosophe n’avait cessé d’avoir en vue. Exhibant la consistance d’une pensée, l’étude des systèmes philosophiques est l’étude de la raison à l’œuvre.La méthode pour l’exécution de cette tâche se fonde sur la solidarité qui lie toutes les parties d’un système. Sa règle fondamentale est que les thèmes, ou, si l’on veut, les thèses philosophiques, doivent toujours être compris à partir de l’architectonique. Un thème prend sa teneur exacte et précise de la place qu’il occupe dans le système. Cette règle oppose la conception architectonicienne de l’histoire de la philosophie à une conception plus répandue qui accorde une place déterminante aux sources et aux influences. Bien que les systèmes ne relèvent pas d’une génération spontanée, et que chaque philosophe ait étudié les philosophes, un système n’emprunte et ne reçoit des autres que ce que lui permet sa propre loi, et comme elle le lui permet. Reprise d’un philosophe à un autre, une idée change de contenu et d’importance, parce qu’elle appartient à une architectonique différente. Ici, les analyses des historiens des systèmes philosophiques rejoignent la critique de la notion de source en histoire des sciences, telle que l’expose Canguilhem, par exemple.Enfin, la mise en évidence des systèmes philosophiques tient délibérément à l’écart toute interprétation herméneutique. Pour une étude des systèmes, une interprétation ne consiste pas à passer d’un sens à un autre, mais à résoudre un problème d’architectonique. Le sens d’un élément ne peut pas être exactement déterminé par une correspondance extérieure au système, mais par sa fonction dans le système.L’histoire de la philosophie comme étude des systèmes est une discipline autonome, parce que définie par la pure et simple reconnaissance du fait philosophique dans sa diversité; objective et scientifique, par son parti pris d’examen indépendant et contrôlable; et philosophique par son objet, ses méthodes et ses résultats, mais encore plus par le problème qu’elle pose, et par ses origines. La question de la vérité des systèmes philosophiques comme tels et de l’histoire de la philosophie a en effet été posée par la philosophie elle-même.3. De la philosophie à l’histoire de la philosophieL’exigence d’une histoire de la philosophie qui ne soit pas une simple doxographie, mais une discipline philosophique, se fait jour en philosophie à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, avec, notamment, Kant et Hegel.Déterminant les pouvoirs de la raison et les limites de notre faculté de connaître en général, la critique kantienne se prononce sur la possibilité de la métaphysique comme science et donc aussi sur toutes les philosophies réelles. Qu’est-ce que la dialectique de la Critique de la raison pure sinon un examen de la validité de toutes les philosophies passées, sans exception? En outre, Kant comprend la raison comme architectonique, et la philosophie comme système. Une vue de l’ensemble des systèmes philosophiques est donc impliquée dans le projet critique, non comme complément accessoire, mais parce que liée à l’essentiel du même projet de paix perpétuelle en philosophie. Or le système kantien limite très étroitement les possibilités d’une discipline philosophique de l’histoire de la philosophie, pour deux raisons.– Entrepris dans le cadre de la dialectique définie comme logique de l’illusion, l’examen des systèmes est du même coup dévalorisation des systèmes. À propos de Platon et d’Épicure, par exemple, l’embarras manifeste de Kant tient à ce qu’il veut distinguer la pensée critique d’un scepticisme destructeur. Comment sauvegarder l’intérêt pour l’étude des philosophes du passé? Kant ne voit d’autre issue que de les comprendre mieux qu’ils ne se sont peut-être compris eux-mêmes. Ainsi, les thèses épicuriennes sont fausses si on les prend dogmatiquement, mais justes comme maximes favorables à la poursuite des recherches scientifiques.– D’autre part, Kant, pour obtenir une vue complète de toutes les positions métaphysiques possibles, suit le fil conducteur de la logique, de sorte qu’il présente et repousse les thèses de la métaphysique à partir d’une détermination a priori des spéculations de la raison, et non à partir des œuvres mêmes des métaphysiciens. Critiquant des thèses plus que des systèmes, des difficultés surgissent lorsqu’il faut mettre en correspondance les démonstrations de la dialectique et les systèmes réels. Ainsi, pour ce qui est dit de l’épicurisme dans les antinomies de la raison théorique. En métaphysique, Kant ne va pas de la question quid facti à la question quid juris , mais va plutôt du non-droit au «fait».Cette manière de procéder se comprend par la conception kantienne de la philosophie, de son histoire et de la place que Kant s’y reconnaît. Kant, posant que la philosophie a cherché à être une science, constatant qu’elle n’y est pas parvenue, concevant l’histoire de la science comme progrès de connaissances accumulées, ne peut penser la succession des philosophies que comme «tâtonnements», révélés par les conflits du dogmatisme et du scepticisme. L’issue de ces conflits ne peut se trouver que dans une critique de la raison. Or, cette critique étant un préalable, Kant est obligé de se situer lui-même de manière très curieuse et souvent très embarrassée dans l’histoire de la philosophie. D’un côté, on aurait dû commencer par ce préalable critique, et, au fond, rien n’empêchait qu’on commençât par là. D’un autre côté, l’esprit critique est toujours présenté par Kant comme effet de maturité, et donc comme supposant un développement, du temps et des efforts. D’où les embarras conjoints de Kant pour expliquer qu’on n’ait pas commencé par une critique de la raison, mais aussi pour situer l’événement critique. L’expression par laquelle Kant définit l’Aufklärung comme sortie d’une minorité dont l’homme est lui-même responsable atteste la même difficulté, celle de la liberté.Dans les trois Critiques , l’histoire de la philosophie est en conséquence présente surtout sous la forme d’une classification systématique de thèses métaphysiques, mais non à proprement parler comme examen des systèmes. La philosophie critique ne permet pas le développement de l’histoire de la philosophie que pourtant elle appelle.Bien que Hegel libère l’histoire de la philosophie des hypothèques que laisse peser sur elle la pensée critique, bien qu’il soit de tous les grands philosophes le premier, et le seul, à avoir consacré autant de travaux à la pure histoire de la philosophie, son système aboutit, par un biais opposé, à la même difficulté. La place de l’histoire de la philosophie dans le système hégélien atteste et justifie son importance. La philosophie étant le moment ultime de l’esprit absolu, sa présence dans l’élément de la pensée, l’histoire de la philosophie est la pensée de la pensée dans son déroulement effectif. Elle est la philosophie même. Cette importance en fait aussi la faiblesse. Car, comme Kant, dont il reprend la distinction capitale entre entendement et raison, Hegel détermine le sens de la raison dans le cadre d’une dialectique, ce qui soumet les systèmes à une logique extérieure à eux. À la différence de la dialectique kantienne, la dialectique hégélienne permet bien de reconnaître positivement la vérité de chaque philosophie. Mais cette reconnaissance (indépendamment des contraintes qu’elle impose, comme l’existence d’une seule philosophie à une époque donnée) se fonde sur une logique qui fixe l’ordre de succession des systèmes. La connaissance de la raison en elle-même précède et rend possible celle de la raison dans ses œuvres les plus vives. Hegel, lui aussi, va du contenu des systèmes à leur réalité, ce qui crée une difficulté. D’un côté, la logique et donc tout le système hégélien devraient pouvoir trouver dans l’histoire de la philosophie l’épreuve et la preuve de leur vérité: la réalité du rationnel atteste que le rationnel est réel. Mais le système de Hegel rend difficile cette sorte de confirmation, parce qu’il ne permet pas de prendre les systèmes du passé comme ils se donnent. Malgré l’érudition et le sérieux des études de Hegel, par principe, les systèmes ne sont pas considérés dans son histoire de la philosophie en ce qu’ils sont pour soi, car aucun d’eux n’a pu se penser comme moment dans le système hégélien. Hegel, à sa manière, commandée par les caractères propres de sa dialectique, doit comprendre les philosophes mieux qu’ils ne se sont compris eux-mêmes, en les comprenant en un système alors qu’eux se comprenaient ou cherchaient à se comprendre chacun par son propre système. Aussi, chez Hegel comme chez Kant, sont pris en compte moins les systèmes des philosophes, leurs raisons propres, que leurs thèses métaphysiques, ou leurs principes. Kant et Hegel parviennent à expliquer la diversité des philosophies, mais, en fin de compte, au profit d’une seule philosophie.Donne en outre à réfléchir le fait qu’on trouve chez eux deux vues sur certains philosophes au moins. D’une part, les philosophes mémorables appartiennent à un passé qui est compris aussi comme dépassé et, d’une certaine manière, périmé. Kant entend bien éteindre le flambeau du mysticisme allumé en philosophie par Platon; et, pour Hegel, la philosophie d’Aristote n’est qu’un moment du développement de l’esprit absolu dans l’élément de la pensée. Pourtant, lorsque Kant reprend à Platon le terme idée pour désigner les concepts de la raison elle-même, ou plus encore lorsque le dernier mot de l’Encyclopédie de Hegel est une citation de la Métaphysique d’Aristote, Platon et Aristote deviennent pour Kant et Hegel plus que leurs contemporains en philosophie: ils sont alors aussi, d’une certaine manière, la vérité de leur propre système. Ainsi, la préoccupation philosophique de l’histoire de la philosophie s’approfondit, se précise et s’affirme avec l’idée d’un système des systèmes. Comment cette idée peut-elle prendre consistance?4. De l’histoire de la philosophie à la philosophieL’apparition et le développement de l’histoire de la philosophie comme discipline autonome fondée sur la notion de système transforment la question des rapports entre la philosophie et son histoire. Ainsi conçue, en effet, l’histoire de la philosophie constitue une expérience objective en son ordre, autorisant par conséquent à poser la question transcendantale quid juris . Si est établi le fait de la consistance et donc de la validité systématique de diverses philosophies, celles-ci ne relèvent plus d’une logique dialectique de l’illusion, mais bel et bien d’une analytique, et appellent une «déduction», c’est-à-dire la réponse à la question: comment les systèmes philosophiques sont-ils possibles? quel en est le fondement de validité? La problématique des rapports entre la philosophie et son histoire se trouve ainsi renversée, une déduction transcendantale de validité des systèmes philosophiques supposant qu’on aille du fait au droit, de l’histoire de la philosophie à la philosophie.Telle est l’idée de Martial Guéroult, qui, prenant acte de la constitution de l’histoire de la philosophie comme discipline particulière, nomme dianoématique une science à la fois positive et transcendantale des systèmes philosophiques conduisant à une philosophie de l’histoire de la philosophie. Ce projet de dianoématique n’est possible que si l’on renonce à l’exigence kantienne d’une métaphysique comme science, la philosophie ayant une existence certaine et assurée comme ensemble de systèmes, mais non comme science. La déduction des systèmes ne pourra pas en conséquence suivre le cours de la déduction des catégories, parce que la distinction entre entendement et raison, sciences et philosophie n’est pas abolie. On ne peut pas établir le droit des idées, qui passent l’expérience, comme on établit celles des principes qui la rendent possible.Martial Guéroult fonde toute sa déduction des systèmes sur l’interprétation de la philosophie première, ou métaphysique, ou ontologie, comme position de jugements thétiques. Est thétique tout jugement qui pose et détermine ce qu’est la réalité véritable ou absolue. La déduction elle-même consiste à montrer que la vérité ne peut être comprise en philosophie comme adéquation du dire à la réalité. Les jugements thétiques ne sont possibles, en effet, que si l’expérience ne suffit pas pour assurer la réalité absolue des choses. Poser la réalité véritable dans les atomes et le vide, comme les épicuriens, suppose que ce dont nous avons l’expérience ne peut se comprendre à partir de cette seule expérience. La philosophie ne saurait donc être vraie à la manière d’une image, puisque les jugements thétiques refusent le préalable d’une réalité à laquelle la pensée devrait se conformer. Un système philosophique est d’abord une invention: celle du véritable réel, de la réalité authentique. La philosophie n’est pas une image du monde.Reste, cependant, qu’elle n’est pas un jeu, et que les philosophes ont bel et bien voulu, tout en posant au-delà de l’expérience commune la réalité véritable, parler de cette expérience commune. Qu’est-ce qui peut assurer le sérieux de la philosophie et son rapport à l’expérience commune? Le système lui-même, qui, par le développement des conséquences des principes posés, retrouve, explique, ordonne cette expérience. On comprend par là que les thèses des philosophes se contredisent, sans que pourtant leurs systèmes soient à proprement parler contradictoires. De propositions contradictoires les philosophes font des systèmes irréfutables et pourtant incompatibles.La déduction de tout système philosophique possible consiste donc à montrer que la philosophie est un acte libre par lequel la raison pose la réalité, et se donne ainsi à elle-même sa propre loi pour construire le monde réel. On ne saurait guère pousser plus loin le démantèlement de l’histoire de la philosophie, si l’on entend par histoire de la philosophie la mise en évidence d’une évolution, d’un progrès. D’un système à l’autre, point de transition. Sans appui ni sur la terre ni au ciel, la philosophie accomplit l’autonomie de la raison. Chaque système, clos par sa propre autonomie, ne se constitue qu’en se posant dans sa propre autosuffisance. Aussi la méthode d’autorité en philosophie est «un crime à la fois contre l’intelligence et contre la liberté». Par un jugement thétique, Martial Guéroult conclut à un idéalisme radical, qui constituait, dans son écrit des années trente, sa philosophie de l’histoire de la philosophie, et qui mène à son terme la «révolution copernico-kantienne», en l’appliquant à la raison spéculative.Plusieurs difficultés posées par ce système pourraient sans doute être levées par cette remarque de l’auteur que son idéalisme radical est seulement une manière parmi d’autres possibles d’accomplir le projet dianoématique. Reste cependant qu’on peut se demander si l’arbitraire, écarté dans chaque système, ne resurgit pas dans et par la multiplicité des systèmes. Philosophiquement, cette difficulté peut être interprétée comme marque de la finitude d’une raison placée dans la nécessité d’avoir à choisir, et à renoncer.Les travaux de Jules Vuillemin, qui s’inscrivent dans les horizons ouverts par la dianoématique, précisent ce genre de questions, en en déterminant les limites. Ils ne prétendent pas proposer une philosophie de l’histoire de la philosophie, mais simplement déduire une classification a priori des systèmes philosophiques. Jules Vuillemin aboutit à cette classification en précisant les conditions dans lesquelles ce que Martial Guéroult nomme jugement thétique devient nécessaire; et par une détermination plus rigoureuse des possibilités de jugement thétique.Dans sa forme de système, comme dans sa teneur ontologique, la philosophie est solidaire de la mise en usage des axiomatiques, c’est-à-dire d’une révolution dans l’usage du langage par la création de méthodes permettant les démonstrations déductives à partir d’hypothèses, révolution qui pose ses propres questions ontologiques (qu’est-ce qu’un nombre? un point? une ligne?) et rend caduques les explications mythiques du monde de l’expérience commune. La philosophie naît des ombres des axiomatiques, comme la lumière exigée par ces ombres, et n’est pas par hasard, mais de fondation, réponse systématique aux questions ontologiques. Les systèmes philosophiques sont donc soumis à une double exigence: à celle de cohérence, de consistance, comme les axiomatiques; et à celle de trancher entre ce qui est véritablement et ce qui n’est qu’apparence. La question est donc de savoir comment ces deux exigences peuvent être conjointement satisfaites.Une réflexion sur les solutions philosophiques apportées aux apories de Zénon relatives au mouvement et à celle de Diodore relative à la contingence et à la nécessité donne une indication en montrant comment, lorqu’une contradiction se présente dans les conséquences d’un ensemble d’axiomes aussi évidents les uns que les autres, les philosophies se distinguent les unes des autres par le ou les axiomes qu’elles rejettent, et s’opposent les unes aux autres par la manière dont chacune détermine comme apparence ce que les autres tiennent pour réel. La diversité des philosophies peut être déduite des choix possibles offerts par les prémisses explicites ou implicites de l’aporie. D’où l’idée que l’infinité des systèmes possibles peut être rangée dans un nombre fini de classes, s’il est possible de montrer que leurs principes résultent d’un choix entre un nombre fini de possibilités.La déduction de cette classification repose sur une analyse montrant que l’organisation de la perception, les catégories du langage naturel, les systèmes philosophiques constituent une série hiérarchique, où chaque instance, reprenant le contenu de la précédente, le réélaborant et produisant ainsi des possibilités nouvelles, est condition nécessaire, mais non suffisante de la suivante. La systématisation philosophique porte sur les catégories dont le langage naturel fait un usage non systématique; elle n’est possible que par un choix entre ces catégories informant l’expérience commune, de sorte que les six classes de systèmes philosophiques peuvent être définies en suivant le fil conducteur des six assertions fondamentales par lesquelles le langage commun communique un aspect irréductible de l’expérience. Pour constituer un système rigoureux et parfaitement cohérent, il faut donc choisir certaines ouvertures du langage naturel sur l’expérience commune et, les érigeant en principes, rendre compte des apparences qu’offrent les autres assertions. Aux assertions fondamentales, qui ont pour domaines d’individus les idées, les individus et les propriétés sensibles, les événements, les actions de l’esprit et ses représentations, correspondent donc les six classes fondamentales de philosophies: réalisme, conceptualisme, nominalisme des choses, nominalisme des événements, intuitionnisme, scepticisme. Jules Vuillemin, définissant par des principes et des méthodes nouvelles ces termes usuels en histoire de la philosophie, leur donne un sens nouveau qui ne correspond pas exactement aux acceptions couramment reçues.Partant de l’énumération des principes possibles pour un système, la classification à laquelle il aboutit ne recoupe pas d’autres classifications, comme celles qui prennent pour critère certains contenus doctrinaux. Ainsi, malgré les différences doctrinales, Épicure, Descartes et Kant se trouvent appartenir à la même classe des philosophies «intuitionnistes». Même si l’on porte attention surtout aux différences doctrinales, la classification par les principes conserve un intérêt certain, car on peut espérer éclairer à partir d’elle la disparité de systèmes doctrinalement homogènes, comme les différentes formes de matérialisme, par exemple.En outre, cette classification établit autant une complémentarité qu’une concurrence entre les systèmes. La finitude de la raison ne se marque plus seulement à la diversité des systèmes, mais tient aussi à ce que les décisions fondamentales sont un choix, qui n’est jamais sans contrepartie, parmi un nombre fini de possibilités. Tout système préserve de préférence un aspect de l’expérience commune, mais doit payer le prix de ce choix, en renonçant aux facilités que donnent tous les autres. La possibilité de systèmes philosophiques clos forme elle-même un système clos, qui en détermine les classes fondamentales. Par là, le choix entre les philosophies, même s’il n’échappe pas à tout arbitraire, relève d’une décision appartenant strictement au domaine de la raison.La position de Jules Vuillemin présente l’intérêt majeur d’être en dialogue avec les philosophies analytiques. Celles-ci rappellent énergiquement aux philosophes l’exigence de vérité. En mettant en question les positions à partir desquelles la philosophie analytique somme la philosophie de répondre, en montrant que ce n’est pas le langage qui informe la perception, mais qu’il suppose les structures de la perception pour en faire une expérience commune, en niant que les vues du monde que véhicule chaque langue soient une philosophie, parce qu’elle ne se soucient pas de consistance, en niant la continuité entre philosophie et sens commun, parce que la philosophie, jumelle de la science, se constitue, comme et avec celle-ci, par rupture avec le sens commun, en refusant de déterminer ce que doit être la vérité en philosophie sans avoir déterminé les conditions de possibilité des systèmes, Jules Vuillemin à la fois admet le bien-fondé de la question posée par la philosophie analytique, et en critique le développement, parce qu’il rappelle les caractères propres de la recherche philosophique. Il éclaircit le sens de la question «qu’est-ce que la vérité?» en montrant qu’elle ne peut pas avoir le même sens en science et en philosophie, et qu’il est naïf ou hors de propos d’exiger de la philosophie qu’elle puisse être vraie à la manière des sciences. Ses analyses ne justifient ni dogmatisme, ni scepticisme, ni renoncement à la philosophie.Dans le domaine de l’histoire de la philosophie, constitué depuis déjà longtemps en discipline spécialisée, l’importance désormais acquise des recherches délibérément commandées par la notion de système ne doit pas être considérée comme un événement touchant seulement l’érudition, ne concernant que l’accumulation de connaissances plus certaines et plus nombreuses sur la philosophie, mais comme aussi et surtout une œuvre de philosophie. Sur la notion de système s’affrontent en effet des positions dont l’enjeu est la vie ou la mort, l’avenir ou le déclin de la pensée philosophique. Qu’on les accepte ou qu’on les rejette, les positions de l’histoire de la philosophie comme histoire des systèmes se font gardiennes de la philosophie elle-même. Reconnaissant que toute philosophie reflète nécessairement son époque, l’historien des systèmes refuse pourtant d’en abandonner entièrement l’étude à l’histoire des idées, ou à l’histoire tout court, parce que le sens et l’intérêt du noyau systématique de toute philosophie ne sont pas limités à une époque. Contre l’ensommeillement éclectique, l’historien des systèmes rappelle que toute philosophie suppose des choix, et que le premier devoir du philosophe est d’être conséquent. À ceux qui ne voudraient reconnaître de pensée et de vérité que scientifiques, il pose la question du sens de la vérité dans le domaine des décisions entre le réel et l’apparent. Bref, il prend position sur des questions qu’un philosophe aujourd’hui ne peut éluder: celles de la nature de la pensée philosophique, celles de ses rapports à son passé, à l’histoire et aux sciences.
Encyclopédie Universelle. 2012.